RE-FOUND
PAR CÉCILE BICLER 2021

Aller dans un vide grenier, un Emmaüs, une déchèterie, dans la rue, pour y dénicher un trésor, c'est à dire un tableau, un dessin, une œuvre qui se terre et s'abîme et attend d'être révélée, touchée, em-portée.

Comme l'anneau unique dans la trilogie du Seigneur des anneaux, sa valeur devient effective en appartenant à quelqu’un, en devenant sien ou sienne. La réplique « - Mon précieux..! » peut être dite. L'anneau forgé par Sauron est resté enfoui dans la vase trop longtemps et attend son heure. Les tableaux que j'exhume sont sortis de la vase de l'anonymat, de l'oubli ou/et de la destruction pour aller vers une glorification, la mienne tout d'abord puis celle de l'exposition.
Mes yeux, puis tes yeux.
Il faut une certaine affection, un certain regard pour une certaine réhabilitation. Je retravaille la toile en peignant, en dessinant directement dessus. C'est une profanation. C'est une réparation. Je n'ai pas peur d'abimer la toile car j'agis sous son emprise. Je me marie avec elle et l'embrasse plus ou moins chastement.

Je fais ce travail de chercheuse d'or depuis des années et j'ai impression secrète d'amasser un trésor. Prendre au premier degré le « second hand » en voulant donner un coup de main, avec, paradoxalement, intrusion, érosion du sujet déjà peint, déjà « aimé » par un/une autre que moi. Aimer un sujet en peinture, c'est poser un arrêt sur image, figer le battement du cœur du sujet et avoir foi dans le présent perpétuel de ce battement, tel un entracte, une rentrée, une RE-TROUVAILLE.

«- Mon précieux ! » m’écrie-je en apercevant ce tableau qui m’appelle au milieu des autres. J'aime cet appel. J'aime reconnaître parmi les rebuts, les oubliés, les abîmés, les rejetés - un coup de cœur. La toile dénichée en vide-grenier s'abîmait et me semblait-elle, allait perdre sa vie. Je voulais faire mien cet « objet » trouvé, le privatiser en somme, en faire un objet VIP à mes yeux du moins, au moins. sa

To go to a garage sale, an Emmaus, a recycling center, in the street, to find a treasure, that is to say a painting, a drawing, a work that becomes soiled and damaged and waits to be revealed, touched, swept away.

As with the ring in The Lord of the Rings trilogy, its value becomes binding through belonging, through becoming his, hers, one's. And the line “- My precious..!" can be pronounced. The ring forged by Sauron has been buried in the mud too long, waiting for its time. The paintings that I unearth come out of the mud of anonymity, oblivion or / and destruction in order to go towards a glorification, mine first and then after that of the exhibition. My eyes, then your eyes. It takes a certain affection, a certain gaze for a certain rehabilitation. I rework the canvas by painting, drawing directly upon it. It is profanation. It is mending. I am not afraid of damaging the canvas because I act under its influence. I marry it, embracing it more or less chastely.

I have been gold digging for years and I have a secret feeling that I am collecting treasure.I thus take the "second hand” idiom to the first degree, by wanting to lend a hand, with, paradoxically, intrusion, erosion of the subject already painted, already "loved" by someone other than me. To love a subject in painting is to freeze the image, freeze the heartbeat of the subject and have faith in the perpetual present of this beat. Like an intermission, a re-entry, a RE-FINDING.

“- My precious!” I cry when I see this painting that calls me from the midst of the others. I love this call. I love to recognise it among the rejected, the forgotten, the damaged, the ostracised - a favorite, a crush. The canvas unearthed in garage sale was damaged and it seemed to me, was going to lose its life. I wanted to make this "object" my own, to privatize it, to give it a VIP status, in my eyes at first, at least.int
Sur la voie tortueuse de

DANS L’ESPACE PERSONNE NE VOUS ENTEND HURLER
PAR GABRIELA ANCO 2020

Cécile Bicler est une personne indomptée. Sans peur, elle parle de l’Amour comme d’un Absolu, de l’Amour comme d’une Histoire. Le seul, l’unique, le rêvé, et qui pourtant se multiplie, malgré soi, dans la totalité du spectre des émotions qu’il produit : de l’engagement inconditionnel au désespoir. Cinéaste cinéphile confirmée, amatrice de cinéma de genre, de films d’horreur surtout, mais aussi d’histoires décadentes et romantiques, l’artiste traque les monstres dans des coins insoupçonnés. 

«Dans l’espace personne ne vous entend hurler» est une exposition sur le désespoir, la frustration, l’ennui, la peur, la douleur, le découragement et l’amour, l’espoir, le désir, la débauche et l’intimité. Un mur entier est recouvert de ce que l’artiste appelle des dessins-puzzles, qui, brisant la composition première, se redistribuent, pour ainsi créer de nouvelles valeurs. Tout comme les humains, les dessins de Bicler se séparent et se remettent ensemble avec d’autres, dans un cycle dicté par la main de l’artiste ou par le simple hasard de la technique.
L’artiste décortique ses dessins pour créer de nouvelles connexions entre des scènes fondamentalement différentes.
Les inspirations sont diverses : instantanés de films d’horreur, publicités trouvées dans des magazines, photographies de la vie privée de l’artiste, ses amants, ses histoires. Pour Bicler, la photographie capture l’instant – la vie. Ainsi une photo représente un moment du passé préservé dans son intégralité. L’acte de dessiner, en copiant carré par carré la surface complète de l’image photographique, recrée cet instant. On remonte le temps et on revit la vie, l’amour. C’est thérapeutique. Indépendamment du fait que les moments initiaux puissent appartenir directement à l’artiste – son passé, ou indirectement – empruntés, c’est par le biais de l’entrelacement des dessins fabriqués que l’artiste se réapproprie tout le passé, créant un tissage complexe de réalités, de rêves et de cauchemars. Le résultat final, le dessin, existe ainsi dans un troisième temps, une dimension parallèle et unique, propre à la création. Sans véhiculer un sentiment nostalgique, il représente plutôt une revitalisation saine d’un sentiment perdu. 

L’ensemble du travail de Cécile Bicler a pour but de démontrer que la valeur de la réalité visible peut et doit être remise en question. La linéarité de la pensée humaine ne correspond pas au potentiel de l’esprit. Pourquoi vivre dans un seul espace si l’imagination, la mémoire, l’identification aux réalités fabriquées permettent d’exister en plusieurs endroits à la fois ? Ainsi, par allusion à l’anglais, on peut dire des dessins de l’artiste qu’ils sont raw et RAW. Raw dans le sens de la crudité du message, et de la base rudimentaire de notre perception instinctive, et RAW, se référant à l’un des formats de fichier d’image les plus performants en matière de stockage des données numériques, ils relayent en effet une immense quantité d’émotions, de souvenirs et de perceptions intacts. De surcroît, le puzzle ne s’arrête pas à la perspective bidimensionnelle du mur. Bicler se déplace à l’exté-rieur du mur, en utilisant d’autres structures comme supports pour d’autres œuvres. Cette création de murs supplémentaires devant les murs apporte une nouvelle profondeur à la composition originale. En fonction de la position du spectateur, l’accrochage est capable de déformer la face, la direction et donc le message de la disposition du mur en arrière plan. Lié à la diversité des processus de travail de l’artiste, le jeu avec le message rejoint une manipulation habile et consciente de l’expérience visuelle, de la perception et de la compréhension du spectateur à travers la visite de l’exposition. Parallèlement au dessin, Cécile travaille également la création filmique, les ciné-collages et la performance. Elle tord, et joue avec les impressions et l’interprétation du spectateur, en développant soigneusement les personnages de ses films ou de ses performances. De manière remarquablement habile, l’artiste manipule l’histoire en faisant en sorte que le spectateur s’identifie avec et rejette un personnage simultanément. Rien n’est jamais ce qu’il paraît. 

Néanmoins, le message sous-jacent reste l’authenticité. Dans un monde de valeurs schizophrènes et hypocrites, le travail de Cécile Bicler insuffle une bouffée d’air frais – sans théâtre, sans faux semblant, sans aucune altération – uniquement par le biais de sentiments vrais et entiers. Lâchant des bombes de pure honnêteté, tout en état de pleine sensibilité et vulnérabilité, l’artiste apparaît parfois un peu folle, ou comme elle le dit – folle amoureuse. 

IN SPACE NO ONE CAN HEAR YOU SCREAM

«But this is life. This isn’t a movie.» — Sidney Prescott, Scream 

Cécile Bicler is an unbroken person. Fearlessly, she speaks of Loveas the Absolute, of Love as a Story. The one and only Love, unique and dreamt of, but which escapes control and flourishes to the entire spectrum of emotions: from unconditional commitment to despair. 
A fine enthusiast of genre film, mostly horror, but also of decadent love stories and romance, Bicler searches for the monsters within the unexpected places. 

“Dans l’espace personne ne vous entend hurler” is an exhibition about despair, frustration, boredom, fear, pain, discouragement …. and Love, hope, desire, lust and intimacy. 
One entire wall is covered in puzzled drawings which shatter up an initial composition in order to be redistributed and thus recreate new values. Just like humans, Bicler’s drawings break up and join others in a cycle dictated by the hand of artist or by the mere chance of the technique. Cécile Bicler dissects her drawings, intending to create new connections amongst fundamentally different scenes. The inspirations are various: horror film stills, ads found in magazines, photographs of the artist’s private life, her lovers, her stories. To the artist, photography captures life, thus a photograph represents a moment from the past, well preserved in the entirety of its essence. The act of drawing, by copying square by square the complete surface of the photographic image, recreates the moment. It is like going back in time and reliving life. Reliving Love. It’s therapeutical. Regardless whether the initial moments belonged to the artist directly – her past, or indirectly – borrowed, it is through the act of intertwining the fabricated drawings that the artist reappropriates all past, creating a complex weave of reality, dreams and nightmares. The final result, the drawing, is thus a dimension in time of its own, it is neither the past, nor the present, though it is parallel to both. Carrying no nostalgic feelings, it rather represents a sane revitalization of a lost feeling. 

The ensemble of Bicler’s work intends to make it clear that the value of reality as we see it can and should be questioned. The linearity of the human thought does not correspond with the potential of the human mind. Why live only within one space if the imagination, the memory, the identification with created realities permits existing in multiple places at the same time? 
Cecile’s drawings are raw and RAW. Raw in the sense of the crudity of the message, and rudimentary base of our instinctual perception, and RAW, referring to one of the highest bearing digital data format, for they carry an immense amount of unaltered emotions, applied memories, sense. And the puzzle doesn’t stop at the two dimensional perspective of the wall, Bicler moves outside of the wall, by using further structures as supports to other works. This creation of additional walls in front of walls is creating in reality a new depth to the original mural. Depending on the position of the viewer, it will distort the face and thus the message of the mural. Playing with the message, as if creating a plot out of the viewer’s understanding and experience of the exhibition, is surely related to Bicler’s own diversity within her working processes. Complementing the medium of drawing, Cécile is also working with cinematography, cine-collages, and performance. She twists and plays with the perception and interpretation of the viewer, by carefully developing the characters of her films or her performances. A remarkably skillful storyteller, the artist will make the viewer simultaneously identify with and reject the character of the plot. Nothing is ever what it seems. 

Nevertheless the underlying message remains authenticity. In a world of schizophrenic and hypocritical values, Cecile Bicler’s work blows out a breath of fresh air – no act, no pretense, no alteration – only whole and true feelings. Dropping bombs of pure honesty, yet in full state of sensitivity and vulnerability, the artist appears at times somewhat crazy, or as she puts is – crazy in Love.
 

DANS L’ESPACE PERSONNE NE VOUS ENTEND HURLER
PAR ÉDOUARD ELMAYAN 2020

Cécile Bicler ne laisse rien au hasard. Dans la construction de l’œuvre, dans la correspondance des œuvres entre elles, dans les choix d’accrochage, tout est assumé, réfléchi, maîtrisé. L’espace de la Galerie Mansart permet l’expression de la cohérence du travail de l’artiste. Une impression de désordre n’est que le reflet du mouvement perpétuel qui anime nos vies, passage incessant et bidirectionnel de l’ombre à la lumière. Ici le chaos est sublimé par l’ordre. Face aux œuvres de Cécile Bicler, un dialogue s’instaure, entre le spectateur et l’artiste, qui nous ouvre une part d’elle-même, entre le spectateur et lui-même, aussi. L’ambivalence, liée au choix des sujets, à la technique, au cadrage, libère un champ de bataille et d’exploration d’émotions contrastées. Cécile Bicler saisit le point de bascule entre confiance et menace, protection et coercition, violence et jouissance. Et nous évoluons en équilibre instable sur cette ligne de crête, tracée par chacune de ses œuvres.

IMMATURITÉ
PAR SANDRINE ISRAEL-JOST 2017

« L’immaturité n’est pas toujours innée ou imposée par les autres. Il existe aussi une immaturité vers laquelle nous fait basculer la culture lorsqu’elle nous submerge, lorsque nous ne réussissons pas à nous hisser à sa hauteur. Nous sommes infantilisés par toute forme « supérieure ». L’homme, tourmenté par son masque, se fabriquera à son propre usage et en cachette une sorte de sous-culture : un monde construit avec les déchets du monde supérieur de la culture, domaine de la camelote, des mythes impubères, des passions inavouées… domaine secondaire, de compensation. » Witold Gombrowicz, Préface à La Pornographie, 1962.

Witold Gombrowiz fait aujourd’hui partie du monde de la culture supérieure.

A peu près au même moment (1960-1961) on peut lire un contre-point parfait à ces lignes : « Je suis pour un art qui se mêle au fatras ordinaire et qui cependant parvient à atteindre le sommet. » Claes Oldenburg.

Claes Oldenburg fait aujourd’hui partie du monde de la culture supérieure.

Moment aigu, champ de bataille sous forme de ligne de crête où s’étaient déjà disputées, où se disputeront, où ne cessent de se disputer encore, des manières de lier une vie informe à des formes, ou des formes informes à nos vies. La culture supérieure produit inlassablement des déchets, ceux-ci sont à leur tour réassimilés par elle, en un recyclage permanent.

Il y a les images « gore ». « Gore » désigne les humeurs qui sortent du corps quand elles ne devraient pas en sortir – par-delà la maladie et la santé – et celles qui entrent dans le corps quand elles ne devraient pas y entrer – en-deçà de l’humainement connu. Le sang – sa couleur et son énergie vitale tirant vers l’extinction – est rouge primaire, mais aussi rouge indéfiniment dérivé dans toutes les couleurs d’une boîte de crayons ou de craies. Le gore, c’est aussi ces couleurs avant et après le rouge. Mais toujours à contretemps de la pleine maturité de la couleur : celles des peintres, celles des pigments nobles. Et puis il y a la couleur suprême, en tout cas au-dessus de toutes car elle les génère toutes : le blanc dont Newton a vu qu’il était la matrice authentique, fière origine révélatrice de toutes les couleurs. Lumière blanche et pigments blancs, opaques : blanc de céruse, de titane, de zinc… Deux physiques, du pigment et de la lumière. Mais il y a aussi le blanc de la culture honteuse, le blanc de la pornographie, celui de la semence aseptisée, qui s’oppose au gore des humeurs transgressives. Complicité de l’éclat de la jupette blanche, si lisse, si propre, si pornographique, et des ombres rouges et bleues de l’affiche des dents de la mer. Le blanc est ici contaminé par la couleur et par ses ombres, au lieu d’en subordonner le spectre. Absorption du blanc-pornographique par la couleur-gore. Mystique de l’effusion familiale, où l’horreur affleure. Erotique de l’amour inconditionnel passé en code, et où l’horreur transpire. Les dessins de Cécile Bicler sont pris dans un jeu de domino, de cohérence brisée par le fait que la moitié du domino en appelle une autre de manière contingente. Pourquoi un six est à côté d’un quatre, qui trouvera son double qui est à côté d’un trois ? Images de films d’horreur, images de publicité, photos de familles ou trouvées sur Facebook sont autant de moitiés d’images-domino, qui se suivent par la décision de mettre le même geste avec un autre qui lui ressemble : cacher son visage ou lever un bras, enlacer quelqu’un ou pencher la tête vers l’arrière. C’est le fatras ordinaire des poses, mouvements, attitudes, mis en ordre dans un jeu où les gestes deviennent des masques.
L’immaturité n’est pas toujours innée ou imposée par les autres. Elle est ici partagée par les traits de crayons de couleurs maniés par deux mains, dont l’une est d’un enfant. Exercice consciencieux des immaturités, un blanc est laissé à l’artiste qui s’adonne à la « poésie honteuse », dans le plein occupé par l’enfant. Un système rusé de pochoir laisse en effet croire à l’enfant qu’il dispose du champ entier de la feuille, dont un morceau recouvert est ensuite investi par la main plus avisée, mais peut-être non moins immature (au sens de Gombrowicz).

OVERLOOK
PAR CÉCILE BICLER 2017

Scène 50 : 

L’AU-DELÀ 
LE MONDE DES MORTS 
WHITE CUBE 
Un white cube, une grande pièce blanche éclairée aux néons. La lumière y est très forte, très envahissante. 
Nous sommes dans un musée ou une galerie d’art contemporain. Mona accroche une grande toile, une peinture pop art représentant des grandes lettres jaunes sur fond blanc d’environ deux mètres carrés. On peut lire : 
L’AU-DELÀ 
Aux murs, il y a toute une série de toiles, à peu près de la même taille. Ces œuvres font partie d’une série. Ce sont des lettres peintes de différentes couleurs sur fond blanc ou beige, à la Edward Ruscha. On reconnaît les différents cartons du film. 
MONA 
MARIE 
ESTHER 
ADÈLE 
CLARISSE 
PATRICK 
FRANCK 
LES LUMIÈRES DE LA FÊTE 
MANSFIELD 
L’AU-DELÀ 
Adèle arrive. Elle regarde Mona accrocher la grande toile au mur, à côté de Mansfield. Adèle est vêtue de sa robe de princesse, mais celle-ci est toute déchirée. Le tulle est parti par pans entiers. Ses cheveux sont ébouriffés, pleins de terre. Elle n’a plus ses menottes. Son visage est ensanglanté. Il y a plein de sang séché sur ses cheveux en pagaille. Elle tient le blouson de policier de Franck dans la main.
 

[…] 

Je suis née en France et j’ai déménagé une quarantaine de fois : Oise, Bretagne, Charente-Maritime et Paris. Études aux Beaux-Arts de Rennes, Nantes, Strasbourg, Lyon. J’y fais des rencontres, affectives et décisives. Passage à l’an 2000. Diplômes, post-diplômes. Je tente de faire de la vidéo, du montage, de l’art. Je mets en place une œuvre en secret, qui va durer des années : ma collection de cassettes VHS de films d’horreur, à l’époque bénie du passage au DVD. Sensation d’absurdité, de monde clos, d’effacement, de vanité. J’arrête tout. Avec Hervé Coqueret, je fais du cinéma pour de vrai, avec des moyens, une boîte de production (Mezzanine Films), des scénarios, des dossiers à n’en plus finir, plein d’ordis. Deux, trois courts-métrages sont produits, réalisés, diffusés : Patrick Patrick Club Suicide et Au bord du monde, en duo avec Hervé Coqueret, puis Toutes les belles choses, seule. 
On est contents, on voyage un peu grâce aux festivals, les films passent à la télé. Un projet de long-métrage est lancé. Il mettra plusieurs années à ne pas se finir. J’appuie sur pause. Arrêt sur image. Je n’en peux plus des écrans. J’ai mal aux yeux. J’ai besoin de voir autrement. Une page blanche, quelques pastels, des images plein la tête. Je vais dessiner.
Depuis ma chambre, je vois partout, du moins dans ma tête, c’est l’overlook.

LE VOL
PAR CÉCILE BICLER 2003

“Voler c'est l'acte saint sur la voie tortueuse de l'expression”. Sarah Kane - 4.48 psychose

VOLER = PERDRE

Quand je vole, je respire enfin. Disons que voler me permet de me poser d’autres questions que celles liées à l’idée de possession, de l’identité qui en découle (à QUI appartient ça?), de la descendance donc. Voler est un processus direct abolissant les lois du contexte. Je vole des films de fiction édités en VHS. Pour être plus précise, je copie des bouts de films sur d’autres cassettes vierges qui seront utilisées plus tard sans aucune appellation d’origine (auteur, société de distribution). Le vol amène une question qui me paraît essentielle : quoi voler, combien? Admettons que je suis libre de voler parce qu’on m’y autorise ou parce que je m’y autorise. Je peux TOUT voler mais voilà je ne le peux pas. Je suis limitée par le temps, mon corps, l’espace dont je dispose, mon envie donc.

C’est là qu’intervient le choix.

Le vol n’est pas une liberté ni un choix, il implique ce dernier mais n’en n’est pas un pour autant qu’on croit. Je ne choisi pas de voler, je vole par engagement. Je m'engage sur le chemin de la liberté = ne rien posséder = choisir à chaque instant de perdre. Perdre ce qu'on a décider de ne pas voler.
La question du choix retrouve toutes ses facultés et donc ses possibilités. Je m'engage d'abord, je choisis ensuite.
Je ne choisis pas de voler ceci ou cela par volonté de posséder mais par engagement personnel dans une voie qui mène directement à la disparition de ma propre personne.

Je dois m’investir dans le vol.

Mon travail actuel consiste à choisir, limiter mes rushes, les couper encore plus qu’ils ne le sont déjà de leur origine. Je veux qu'ils se perdent dans leur identité de "bouts" et qu'ils se confondent avec ma sensibilité. J’ai au préalable sélectionné directement des VHS “originales” des morceaux que j'ai tranchés par copies successives. Il ne faut pas avoir peur de chavirer, de s’abîmer, puis de disparaître dans l’acte de voler. Autrement dit, il faut s’approprier, adopter la tranche du film pour pouvoir faire le bon choix. Trouver le pouvoir intact du "cut", de l’incision. Ne faire qu'un avec le "cut". Il faut se donner totalement au vol pour avoir la justesse sentimentale et sensible de la coupe. Acquérir un attachement passionné vis à vis de l'image que l'on pille ; une passion respectueuse et consciente donc paradoxale.
Voler pour s'exprimer, créer et du coup changer, faire évoluer son identité est paradoxale.
Je m'exprime = ma personnalité mue = je m'efface au profit de l'oeuvre.
En même temps que je disparaît derrière l'oeuvre, mon identité se modifie profondément.
Pourquoi les films ? Parce que j'ai l'impression que c'est d'abord eux qui m'ont volée : mes meilleurs moments, ma vie, mes heures passées dans les salles obscures, mes moments de solitude, mes découvertes, mes émois intellectuels. Ils m'ont volés et sans doute je les ai laissé faire.
J'ai la sensation d'avoir été volée, moi assise dans la salle noire, croyant être maître du film, croyant le voler lui avec toute ma conscience et ma confiance. J'étais en fait dépossédée de moi, de mon temps présent, j'étais ligotée, bâillonnée, séquestrée pour être enfin dépouillée mais quel jouissance!
Certains jours, j'allais me faire dépouiller à la chaîne. Aujourd'hui, je continue cela.
Tout récipient vide peut à nouveau se remplir.
A mon tour je m'emploie à les voler EUX mais autrement c'est à dire d'une manière qui m'est propre. Dans le personnel, le moi, je n'y ai vu que le choix, c'est à dire le cut.
Choisir, c'est couper, cutter.

JE suis une limite dans le monde illimité.

Je suis donc je cut. Un nouveau plaisir est détecté. On peut parler de la satisfaction du cut et de sa projection. Mon travail consiste à diffuser ces cuts, ces tranches. Concrètement, je copie ce que je coupe enfin plutôt la coupe de départ est une simple copie du film sur bande vierge. Les étapes suivantes seront des copies de copie. C'est un long travail de fond, de déminage. De ces pépites, je compte en faire quelque chose. Raconter une histoire et briser le récit par exemple. Monter les coupes ou cuts. Mais d'abord je trie, je range, je classe mon butin. Je dépoussière et dans la continuité de ce contentement, j'assemble pour que tous ces ensembles et à côtés me mènent parfois à ce que je ne cherche pas forcément. Monter est l'étape qui me bouleverse à chaque fois. Monter ces bribes volées ensembles et à côté pour que TOUT SOIT VISiBLE. Je suis fière de mon butin, de mon trésor dérobé et je veux pouvoir enfin le montrer. Pour que cela ait une efficacité, j'assemble, je monte, je procède à une renaissance du vol.
MON vol.

LES TROUS
PAR CÉCILE BICLER 2000

“Tant que nous verrons des vivants, c’est sur eux que nous taillerons des plaies.” Macbeth, Scène V, Tableau XXIV, deuxième partie. W.Shakespeare

Quelque chose vous stimule et vous réagissez(*1), c’est mon interprétation, ma version/mise au point de la Culture.
La culture, je la sens pleine de trous.
Les coupures peuvent être ces fantômes oubliés (sous culture) ou les oublis de la mémoire. Qu’ils soient présents ou absents, ils existent et j’aime penser à eux.

UN TABLEAU, c’est toujours deux tableaux : celui que l’on voit et celui dont on se souvient,(*2)

Je monte des films qui existent déjà.
peut-être ceux qui m’ont métamorphosée pour toujours,(*2) des VHS : ces lieux dévalisés, et ils m’émeuvent.(*2) La question que j’envisage, supposée dans la désignation “montage” est celle du choix. La nature morte, de même que toute forme d’art, naît d‘une sélection. On choisit une chose plutôt qu’une autre, et à travers le choix de l’artiste, mon regard se recentre.(*2) Le seul problème, c’est quand.(*1) arrêter un choix
car c’est
un processus sans fin d’autodéveloppement(*1) cela affecte d’autres associations, d’autres parties(*1) et j’ai essayé d’ouvrir la porte au cycle d’associations.(*1) Il est temps maintenant d’articuler ce qui est révélé.(*1) Peut-être alors puis je dire que ce film veut avancer sur fond d’une perte radicale (choisir de laisser errer les fantômes de mes non-choix potentiels dans l’infini du monde). Je dis aussi que mes choix ne s’arrêtent pas mais font une pause car il faut avancer, monter. Donc le seul problème ne se résout pas absolument. Je garde toujours présente la conscience du “reste du monde”. Celle-ci, alors, bouleverse les images que j’ai choisies. Ces dernières ne différent pas des “autres” non choisies. Malgré leur “enlèvement”, elles restent sœurs. Elles peuvent être les non choisies de quelqu'un d'autre. Ce qu’elles étaient avant que je les rencontre. Ce sont des héros (icônes) qui apparaissent puis disparaissent sans laisser de sépulture ou peut-être une persistance rétinienne.

Daney parlait quelque part du cinéma comme d’une chute de fenêtre en fenêtre.
Je veux cette chute, cet abandon du reste infini des autres plans.
Je veux pouvoir dire que c’est “cette image là” qui est juste.
Je ne les connais évidemment pas toutes (on sait bien que c’est impossible). L’idéal est, quand le montage est fini, que le spectateur découvre la ponctualité de l’image sans la peser consciemment. Je songe à une ponctuation juste qui frôle l’émotion du spectateur. Cet endroit où les gens viennent pour inventer, réinventer ou découvrir l’espace dont ils ont besoin pour devenir ce qu’ils veulent être.(*2) Je rencontre des plans ( par un travail de concentration, les laisser se distinguer et se détacher comme des fruits mûrs). Et surtout cette rencontre a donnée suite à d’autres et à chaque perte définitive des “autres”, avec ... Tous ces personnages comme au bord de quelque chose, ces figures penchées, arrêtées, comme en suspens... Sur un seuil.(*3) Moi, en tant que monteuse, tout en ne voulant pas les dénaturer, je veux les faire participer à leur sortie d’eux-mêmes, à leur métamorphose peut-être.
je crois qu’il faudrait(...)veiller à faire quelque chose de l’héritage, car rien n’efface ce qui est déjà là.(*4)
créer une mosaïque où chaque morceau conserve son indépendance tout en se rattachant à la forme globale(*5) Ceci est une métamorphose, peut être une révélation. Si ce n’est la révélation de l’image, c’est au moins la révélation du choix, du doigt qui montre. A chaque nouveau plan se glisse l’idée d’un monde infini de potentialités.

Peut-être

, un air de vouloir mourir, et que cela constitue la transition qui nous fait passer dans un espace nouveau, arriver à léveil, à un nouveau départ.(*6)
Traverser le chaos : non pas l’expliquer ou l’interpréter, mais le traverser , de part en part, d’une traversée qui ordonne des plans, des paysages, des repérages, mais qui laisse derrière elle le chaos se refermer comme la mer sur un sillage
Jean Luc Nancy

(*1) Jerzy Grotowski - Vers un théâtre pauvre

(*2) Siri Hustvedt - Yonder

(*3) Colette Mazabrard - Vertigo/disparition

(*4) Jean-Marie Gleize - zigzag poésie

(*5) Pierre Boulez - zigzag poésie

(*6) Hermann Hesse - Le jeu des perles de verre